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Acte III : un projet abandonné

Si je porte un intérêt si particulier aux projets abandonnés, c’est évidemment que j’en traîne moi-même quelques-uns. Traîner est le mot juste : jamais totalement enfoui, le projet abandonné remonte parfois à la surface pour reprendre une goulée d’air frais, distillant quelques instants un peu de nostalgie, d’incompréhension, de culpabilité et peut-être, une pincée d’espoir.

En voici un : il y a une dizaine d’années (tiens, tiens), j’entrepris de dresser un plan de la maison de ma grand-mère, sorte de maison de famille d’une modestie extrême. Ma grand-mère venait de disparaître deux ou trois années auparavant ; la maison, elle, n’existait plus qu’à l’état de ruine quasiment inaccessible.
J’avais envoyé à chaque membre de ma famille un protocole détaillé lui demandant de dresser un plan de la maison indiquant portes, fenêtres, meubles, cadres, bibelots et, éventuellement, anecdotes bien localisées (ainsi, plusieurs mentionnèrent le bruit caractéristique du rideau de lanières en plastique, à l’entrée). Aucune taille n’était requise, les proportions étaient laissées à l’appréciation de chacun et de toutes façons, il n’existait aucun plan officiel auquel se référer finalement : la vérité serait fragmentée et fluctuante. Contrainte importante : durant la durée de l’élaboration (un mois), les membres de la famille ne devaient en aucun cas communiquer entre eux sur ce sujet (même entre mes deux parents).
J’avais imaginé que l’ensemble parviendrait à se fixer en une sorte de souvenir tremblé et que le tout ressemblerait à ces esquisses de dessinateurs où plusieurs traits se chevauchent, s’entremêlent, finissent par brouiller la silhouette avant que l’un, tracé d’un geste plus appuyé, ne se pose en trait juste. Je voyais les plans se superposer en strates de mémoires individuelles insaisissables, j’espérais des zones d’incertitude, des blancs, des erreurs. Moi-même, je doutai de plus en plus de mes souvenirs…
Un mois plus tard, je reçus les documents. Je ne m’étais pas attendu à ce qu’ils révèleraient. Plus qu’une géographie du souvenir, ce que dessinaient les quatre plans, c’était une géométrie familiale totalement nouvelle : ainsi, par exemple, le plan le plus rigoureux, le plus assuré, était celui de ma petite sœur, ce qui était à l’opposé de sa position dans la famille. Mais surtout, mon père, le point fixe et référent de ce qui avait été le noyau familial, avec une profession (ingénieur) qui l’avait rompu à toutes sortes de diagrammes, avait fait dans son plan de grossières erreurs qui me laissèrent stupéfait. Au téléphone, je m’en ouvris à lui. Il les reconnut, en balbutiant. Je crois que ce sont ces balbutiements, que je n’avais jamais entendu dans sa bouche, qui me firent abandonner le projet.

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Acte II : fouir, fouiller, exhumer

Reste le pourquoi d’une telle exposition. On trouvera des justifications théoriques sur http://galerie.immix.free.fr/. Mais je me suis demandé, à titre personnel, ce qui m’a poursuivi pendant ces années.
Il y a évidemment l’idée du matériau, de la matière : être confronté non pas à l’œuvre finale, glorieuse, contrôlée, mais à ce qui est la pâte de l’art, la bouillie informe, le quotidien du travail de l’art.
Il y a aussi tout ce qui tourne autour de l’abandon, de la décision d’abandonner (le travail de deuil, la capacité à décider), la façon dont ça continue à vivre en nous, ce que ça devient, ce que l’on ne reconnaît pas…
Il y a enfin l’idée du spectateur qui aborde la création par son envers (revers), se retrouve à l’intérieur du processus. Suit la marche de l’artiste, s’interrompt avec lui.

Je me suis dit : peut-être se dégagera-t-il une sorte de typologie du projet abandonné.
Mais non : il y a ceux abandonnés par fatigue, par paresse ; les impasses, les voies de garage ; ceux qui révèlent la complaisance, une répétition coupable. L’intime retenu. Tous, pourtant, dessinent un portrait de l’artiste, à l’opposé de la fanfaronnade de Picasso (« je ne cherche pas, je trouve »).

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Acte I : l’ébauche d’une idée

Cette idée d’une exposition qui rassemblerait des projets artistiques abandonnés, je la porte depuis plusieurs années. Quand je l’ai présentée à Carlo (Carlo Werner et moi sommes équipiers de longue date, particulièrement pour la programmation d’immixgalerie), dans le but d’en faire une thématique pour immixgalerie, je lui ai raconté que j’avais vu une telle expo, plusieurs années auparavant, à la Fondation Paul Ricard. Je me souvenais encore des noms d’artistes et de certains contenus. Carlo a accroché immédiatement au projet même s’il regrettait que ce ne fût pas une idée entièrement originale.
Au moment de vraiment mettre en route l’exposition, nous nous sommes demandés s’il fallait citer nos sources et créditer la Fondation. C’est alors que je décidai d’en avoir le cœur net. Sur le site de la Fondation, je retrouvai l’exposition en question : les artistes, les travaux exposés, je retrouvai tout. Sauf qu’il n’était nullement question de travaux abandonnés. C’est une des œuvres présentées, constituée essentiellement (mais réalisée en ce sens donc, non abandonnée), qui m’avait fait traverser l’exposition dans une sorte de rêverie parallèle, laquelle avait bien peu à voir avec le contenu réel de l’exposition.
C’était en 2001. Le temps passant, le souvenir se construisant, j’avais fantasmé une exposition entièrement fictive. Celle-ci ne le sera restée finalement qu’une dizaine d’années puisqu’en avril 2010…

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